lI y en a toujours une dans les équipes : celle qui est là quand la mort survient. Fin de vie qui se languit ou mort inattendue, c'est étrangement souvent sur la même soignante que ça tombe. Celle qui est là pour tenir la main de l'une et fermer les yeux de l'autre.

Le chat noir
Dans l'équipe, certains la surnomment Chat Noir. Miss Pas de Bol. La Faucheuse. Surnoms caustiques qui ne font rire que ceux qui les donnent. Et si, finalement, cette collègue qu'on croit malchanceuse cachait quelque chose d'autre ? Quelque chose d'incroyablement plus beau que cette sinistre réputation ?
Une fin de vie qui s'éternise
Vendredi.
Madame Rocher va partir, ce n'est plus qu'une question de jours, d'heures peut-être, qui sait ?
Elle ne mange plus depuis plusieurs jours, s'hydrate difficilement, ne répond plus quand on lui parle et entrouvre à peine les yeux. Est-ce qu'elle souffre ? Difficile à dire. Pas de rictus douloureux, pas de position antalgique, pas de plainte. Elle semble calme. Détendue. Apaisée. Oui, c'est le mot : apaisée.
Sa famille est prévenue. Sa fille est très présente, elle a posé tous ses congés et reste auprès d'elle du matin au soir.
Elle lui parle longuement, lui fait écouter les musiques qu'elle aime, humidifie délicatement ses lèvres, et ose à peine s'absenter de la chambre tant elle a peur de n'être pas là au moment où...
Les soignantes qui vont et viennent autour de Madame Rocher font le moins de bruit possible. Des petits pas, des petits mots, des petits gestes.
Avez-vous mal quelque part ? Êtes-vous bien installée ?
Madame Rocher ne nous répond plus depuis longtemps déjà, mais nous tenons à ces quelques mots. Je suis sûre qu'elle entend, qu'elle comprend. Je suis sûre qu'elle se sait entourée.
Les mots sont aussi pour sa fille. Pour l'assurer de notre présence attentive.
Nos voix, nos mains, nos sourires, le petit café déposé sur la table de chevet...
Dans cette chambre, tout n'est que douceur, calme et retenue.
À chaque relève d'équipe, les soignantes qui arrivent interrogent du regard celles qui partent.
- Alors ?
- Elle est toujours là.
Jour après nuit et nuit après jour, Madame Rochet respire et vit.
Julie vient de faire cinq matins d'affilée. Aux transmissions, elle semble littéralement épuisée.
- Tu te rends compte ? Elle ne se lève plus depuis des semaines, ne mange plus depuis des jours, ne boit plus... mais elle s'accroche hein ! Je ne sais pas, c'est comme si elle est attendait quelque chose.
- Ou quelqu'un.
- Mais sa fille est avec elle depuis des jours ! Et elle n'a pas d'autre famille. Son mari est mort depuis longtemps, son frère aussi. Qui pourrait-elle attendre ?
Je lui réponds par un sourire mystérieux. Je n'ose dire à ma jeune collègue ce que je pense vraiment, elle ne me traiterait encore de vieille soignante superstitieuse. Mais au fond, je crois que Madame Rocher attend quand même quelqu'un. Mais qu'elle ne le sait pas vraiment.
- Profite de ton week-end pour te reposer et te changer les idées ! On en reparle lundi.
Le chat noir
Lundi.
Madame Rocher est partie. Tranquillement, dans son sommeil, sans souffrance. Elle est morte vendredi en toute fin de soirée, à peine une heure après la relève.
Les transmissions avaient duré plus tard que d'habitude : notre collègue de nuit rentrait tout juste de ses vacances, et nous avions parlé longuement de Madame Rocher. Sa vie qui s'éteignait tout doucement, sa fille si présente, les collègues qui se relayaient auprès d'elles. Les soignantes de nuit étaient allées voir la résidente dès les transmissions finies pour s'assurer qu'elle était bien installée et lui dire qu'elles étaient là. Bien sûr, Madame Rocher n'avait pas répondu.
Moins d'une heure plus tard, une fois la tisane servie et les derniers résidents raccompagnés en chambre, elles avaient commencé leur premier tour, en prenant soin de débuter par la vieille dame en fin de vie. Elles étaient arrivées dans la chambre au moment où Madame Rocher quittait sa vie sur la pointe des pieds. Une porte qui s'ouvre doucement, et qui fait comme un courant d'air sur la flamme vacillante d'une bougie qui s'éteint. Un dernier souffle, et c'est l'obscurité qui s'installe.
- Qui était là ? demande Julie qui a du mal à cacher son émotion.
- Solange.
- Oui, évidemment. La dernière fois, c'était déjà elle. Et la fois d'avant aussi. Elle n'a vraiment pas de chance !
Julie dit vrai. Quand il y a un décès la nuit, c'est souvent Solange qui est là.
C'est elle qui tient la main, guette la respiration, retape les oreillers. C'est elle qui chantonne à l'oreille, masse doucement la tête. C'est elle aussi qui se tient tout près. C'est elle enfin qui prend le pouls une dernière fois, ferme les yeux, et fait l'ultime toilette.
Au petit matin, c'est elle qui nous annonce le décès et nous raconte ces derniers moments si particuliers.
Depuis que Solange est arrivée dans notre équipe il y a six ans, elle semble préposée malgré elle aux décès nocturnes. Certaines collègues l'avaient assez vite affublée du triste sobriquet de chat noir, tout en se défendant d'être superstitieuses.
- N'empêche, murmuraient-elles parfois, elle n'a vraiment pas de bol Solange, c'est souvent sur elle que ça tombe !
Quand elle avait appris son surnom, Solange avait bien failli partir. Elle qui était si attentive au bien-être des résidents, voilà qu'on l'accusait presque d'accélérer leur fin !
Pas de chance ? Pas si sûr. Car notre cadre a une théorie sur la question.
- Non, Solange, tu n'es pas « un chat noir », je crois même que c'est tout le contraire, lui a-t-elle dit un jour en entretien. Quand tu es là, je crois que les résidents se sentent bien. Ta voix, tes gestes, ton attitude... Tu es douce, mais aussi attentive et entière. Je suis intimement persuadée que ta présence les rassure, et peut-être se sentent-ils enfin autorisés à partir quand tu arrives. C'est un peu comme si... Comme s'ils t'attendaient. C'est une immense preuve de confiance qu'ils te font tu sais !
Ce jour-là, Solange a reçu les mots de la cadre comme un précieux cadeau, et notre regard sur elle a changé.
Exit le chat noir et la mauvaise réputation, notre collègue de nuit est devenue celle qui apaise, qui accompagne, qui prend soin jusqu'au bout. Notre ange-gardien de la nuit.