Dans le n° 168-mai 2025  - Soins  17801

Mater dolorosa

Douleur et souffrance, deux petits mots si souvent prononcés dans l'accompagnement des personnes en Ehpad. Deux mots qui se ressemblent, qui se confondent parfois. Deux mots qui n'ont pourtant pas le même sens, et qui résonnent de façon bien différente à nos oreilles de soignants.


J'ai mal. J'ai mal quand je lève le bras, j'ai mal quand je baisse le bras, j'ai mal quand je plie le bras, j'ai mal quand je tends le bras. La douleur est dans l'épaule, dans le coude, dans le poignet, dans les doigts. La douleur est dans tout le bras, du haut jusqu'en bas. J'ai mal mais il faut bien que je fasse mon travail. J'aide Henriette à se lever, je grimace. Je refais son lit, je gémis. Je pousse le chariot de linge, je geins.

Henriette me regarde en silence, et je tente de faire bonne figure.

- Ce n'est rien, j'ai sans doute dormi dans une mauvaise position. Demain ça ira mieux.

Mais la résidente n'est pas dupe. Elle a surpris mes rictus de douleur depuis plusieurs jours déjà.

- Pourquoi ne prenez-vous pas quelques jours de repos ? me demande-t-elle gentiment.

- Je ne peux pas. Et puis je ne veux pas embêter les collègues, les vacances approchent, elles ont besoin de leurs congés.

- Vous dites toutes la même chose ! rétorque la résidente facétieuse.

Je ris. C'est vrai qu'on dit toutes la même chose. Martine vient travailler avec une ceinture lombaire, et Sofia a toujours une attelle quelque part. Quand vient l'heure de la pause, Julie aux doigts de fée masse mes épaules douloureuses et nous sirotons avec espoir et gourmandise une mystérieuse tisane concoctée par Martine, recette de grand-mère censée soulager tous nos maux. On est une équipe bancale et un peu bras cassés, mais une équipe avant tout. La douleur, ça nous soude.

- J'ai eu mal au dos toute ma vie vous savez, et j'ai travaillé sans m'arrêter. J'ai fait comme vous, j'ai serré les dents, pour pas embêter les collègues, pour pas perdre la place. Aujourd'hui, je le regrette. On n'a qu'un seul corps pour la vie, il faut en prendre soin. Remarquez, j'ai presque de la chance. J'ai mal mais je ne souffre pas. J'ai mal aux jambes, au dos, aux épaules, à la tête parfois. J'ai mal un peu partout, mais avec les médicaments qu'on me donne, ça s'atténue pas mal, et je sais que vous êtes là pour m'aider à faire ce que la douleur me vole. Alors oui, c'est embêtant, c'est frustrant, c'est rageant. Mais je fais avec, ou sans. Je m'adapte, parfois je renonce. Je me dis que ça ira mieux demain, ou la semaine prochaine. Ou que ça n'ira jamais mieux, mais au fond, je vis, je vieillis, c'est ainsi. Comme vous. Comme les autres.

Je souris gaiement. Henriette, c'est le bon sens incarné, elle a toujours le bon mot au bon moment. La douleur ? On fait avec. Et si on ne peut plus faire quelque chose, on apprend à s'en passer, tout simplement !

Chambre suivante, Marie-Rose est tournée vers la fenêtre. C'est un mauvais jour pour elle, comme hier et comme avant-hier, comme tous les jours depuis qu'elle est ici.

Elle n'a mal nulle part, Marie-Rose, elle le dit et le répète inlassablement. Non, c'est autre chose.

Marie-Rose, c'est une vie de souffrances. Une guerre qui a pris ses parents, un mari parti bien trop tôt, un fils aux abonnés absents. La vie devenue vide.

- Je souffre mais je n'ai pas mal, me murmure-t-elle doucement. Je souffre parce que je suis seule et parce que ma maison me manque. Je souffre d'être ici, d'attendre mon fils qui ne viendra pas. Je souffre de n'avoir plus goût à rien, de vivre sans envie et de me voir ainsi, dépendante de vous pour presque tout. Je n'ai pas mal, c'est toujours ça me direz-vous, mais je ne peux même pas m'en réjouir.

Je ne sais que lui répondre. Pour les maux d'Henriette, je sais faire. J'évalue grâce à l'échelle de la douleur, je l'installe confortablement, je l'aide à faire certains gestes. Les antalgiques prescrits font leur effet, et la douleur est finalement supportable.

Mais pour Marie-Rose, je suis démunie. La douleur est ailleurs, au-delà de ce corps dont je prends soin quotidiennement. Elle est dans le téléphone qui ne sonne jamais, dans la boîte aux lettres inutile, dans le fauteuil qui n'accueille personne. La douleur est dans le vide que rien n'emplit. Notre douceur et nos mots ne lui sont d'aucun secours, ils ne consolent ni n'apaisent.

Pour Marie-Rose, on a prévenu le fils et la soeur, mais le premier ne répond pas et la deuxième est trop loin. Alors c'est la psychologue qui vient, qui parle, qui écoute, qui prend le temps d'accueillir les mots et les émotions. Nous répartissons les rôles : la douleur, c'est nous, la souffrance, c'est elle.

Chambre suivante, antichambre de la dernière chambre. Simone n'attend plus personne sinon la dernière visite. Yeux fermés et lèvres pincées, elle ne parle plus, ne mange plus, ne regarde rien ni personne. Elle est là sans être là Simone, parmi nous mais déjà loin. Le goutte-à-goutte de la perfusion distille lentement l'antalgique qui lui permettra de supporter nos mains et nos gestes pendant les soins de confort. Pour l'heure, il est trop tôt, la douleur est encore là, et je ne peux que m'attarder en silence auprès de la femme qui s'éteint doucement. Je repense à Henriette, qui a mal mais ne souffre pas, et à Marie-Rose, qui souffre mais n'a pas mal. Je pense à mon bras, au dos de Martine et aux mains de Julie. Je pense à nos douleurs soulagées avec des tisanes et des attelles, et à nos souffrances apaisées à coups d'anxiolytiques et de paroles. Je pense à nous toutes, jeunes et vieilles, soignantes et résidentes, qui naviguons entre douleur et souffrance, passant de l'une à l'autre au gré des chambres.

Pendant que je pense tout bas, les traits de Simone se changent doucement. Son visage s'apaise, son corps se détend.

Je la regarde, et je pose tout doucement ma main sur la sienne.

- Je suis là, Simone. Je reste un petit moment auprès de vous.

Je commence la toilette. Lentement. Délicatement. Tristement.

Quand je quitte la chambre, la résidente s'est déjà rendormie. En refermant la porte, je la regarde une dernière fois, et je me dis qu'à la fin, à la toute fin, je voudrais de la douceur, de la douceur partout, dans les gestes et dans les mots, de la douceur pour mon corps et pour ma tête, de la douceur qui m'enveloppe, me berce et me console. De la douceur pour ma douleur, de l'espérance pour ma souffrance.

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