Dans le n° 170-septembre 2025  - Bertrand Hagenmüller, sociologue et réalisateur du film « Les Esprits libres »  18164

Donner à voir ce qui se joue dans la relation de soin

Réalisateur du film « Les Esprits libres », le sociologue et cinéaste Bertrand Hagenmüller explore la relation de soin dans ce documentaire nourri d'une expérience immersive mêlant soignants, résidents et artistes. Il en résulte un récit sensible et collectif, centré sur la liberté, la créativité et la dignité des personnes fragilisées. Entretien.


Pourquoi avez-vous réalisé Les Esprits libres ?

Je travaille depuis une vingtaine d'années avec des soignants, des travailleurs sociaux, dans les champs du handicap, de la psychiatrie, de la protection de l'enfance. Entre autres choses, j'anime régulièrement des ateliers philosophiques sur la bientraitance et l'éthique, y compris avec des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. À force d'écouter, j'ai eu envie de donner à voir ce qui se joue dans la relation de soin : non pas les manques, mais ce qui existe, ce qui fonctionne, souvent dans l'ombre. Il y a là une intelligence, une humanité, une attention qui méritaient d'être filmées. C'est cette volonté qui est à l'origine du film.

Comment s'est construite cette expérience ?

J'avais réalisé un premier film en 2019 « Prendre soin » qui tentait de mettre des mots sur la relation de soin. Puis un second « Première ligne » en 2020 pendant la crise du Covid. Les soignants se sont filmés eux-mêmes au sein d'une unité Alzheimer avec la volonté d'interroger la question du prendre soin en temps de crise, les difficultés comme ce que cela révèle de mobilisation, d'innovation, d'intelligence. Beaucoup de choses passionnantes se sont mises en place à ce moment-là. Pour clore cette trilogie, il fallait qu'on puisse montrer l'espoir, sans nier les difficultés et la souffrance liées à la perte d'autonomie. C'était ça l'intention des Esprits Libres. Ce projet a mis du temps à se mettre en place car je me demandais à l'époque comment rendre cette histoire compréhensible par le plus grand nombre. Et puis, j'ai croisé la route des ateliers théâtre dirigés par Emanuela Barbone, art thérapeute. Elle avait déjà monté des spectacles qui parcouraient la France, mêlant patients et soignants. C'était assez impressionnant à voir et je me suis dit que c'était une bonne entrée. Cela nous a donné envie de vivre quelque temps tous ensemble dans une grande maison ouverte, et intergénérationnelle, loin des blouses blanches et des longs couloirs, et de créer un spectacle autour de la liberté.

Comment les équipes ont-elles accueilli ce projet ?

Les soignants me connaissaient déjà, il y avait une vraie relation de confiance. Ils ont adhéré très vite, portés par l'envie de retrouver le sens de leur métier. Certains sont venus en famille, avec conjoint et enfants. Cela a nourri une dynamique intergénérationnelle incroyable. Évidemment, il y a eu des appréhensions -vivre tous ensemble, hors cadre, ce n'est pas rien- mais l'envie l'a emporté.

Et les résidents ? Comment ont-ils été choisis ?

Le seul critère était leur participation aux ateliers théâtre. L'idée n'était pas de sélectionner les plus « aptes », mais ceux qui avaient ce désir, ce lien avec la scène. On me dit souvent : « Ces personnes vont bien. » Mais en réalité, leur état est très variable. Anne-Marie, par exemple, ne parlait presque plus avant l'expérience. On l'a vu se redresser littéralement au cours de cette résidence

Les familles ont-elles été volontaires ? Vous ont-elles laissé travailler ?

Beaucoup avaient vu Prendre soin, ce qui leur a donné confiance en notre démarche. Elles ont compris que ce qu'on proposait allait au-delà de l'animation : on entrait dans une démarche de création, de liberté, de lien. Quand on propose quelque chose qui permet à leur proche d'être dans un milieu plus ouvert, où on crée ensemble, les gens s'en saisissent. D'ailleurs, quand on a montré le film aux résidents et aux familles, on a été très touchés de les voir aussi émues. Elles ont eu le sentiment de retrouver leurs proches dans leur vitalité.

Le retour à l'Ehpad après une telle expérience n'est-il pas trop difficile ?

C'est une vraie question. Laure Jouatel, médecin coordonnateur du groupe LNA Santé, a mené une étude pour objectiver l'impact de cette expérience. Elle montre des améliorations nettes, mais aussi que certains symptômes réapparaissent ensuite. C'est pourquoi nous avons coécrit un livre, Un autre soin est possible, pour prolonger la réflexion. Il ne s'agit pas de modéliser, mais d'identifier des ingrédients qui transforment le quotidien : la confiance, l'ouverture, la création collective.

Le groupe LNA Santé envisage-t-il par exemple, de reproduire cette expérience ou de la systématiser dans tous ces établissements ?

A La villa d'Épidaure, le théâtre est une institution. Les ateliers continuent mais ils sont inscrits dans l'identité de l'établissement. Tout le monde sent bien qu'il est urgent de repenser l'accompagnement. On a besoin de maisons ouvertes, de lieux où se sentir vivant, où des générations se croisent. Je suis le premier à dénoncer les logiques de profit inacceptables, les maltraitances, qui existent parfois dans certains établissements. Mais ce n'est pas le seul problème. Nous faisons face à la multiplication des protocoles au nom de la protection. Aujourd'hui, on a collectivement besoin de retrouver de l'imagination et de la vitalité. On est tellement obsédés par la protection et la préservation de la vie, qu'on en oublie que l'enjeu à tout âge, et quelle que soit sa maladie est de continuer de se sentir vivant, de retrouver une place dans le groupe, dans un collectif. Ces choses simples de la vie sont centrales. Pour les maintenir, il faut pouvoir prendre des risques, ouvrir les établissements et ne pas s'enfermer dans des protocoles qui certes protègent, mais finissent par nous étouffer collectivement. L'enjeu des Esprits libres est moins de dénoncer que de montrer les possibles.

La mise en scène du film paraît très fluide, très naturelle...

C'est le fruit d'une immersion totale : 150 heures de rushs, tournées jour et nuit. L'équipe technique vivait dans la maison, partageait les repas, les activités. Il fallait faire corps avec le collectif pour que la confiance s'installe. Le film montre un fragment, mais derrière chaque scène, il y a un processus. Pia qui prend la main de Nicole, ce n'est pas un miracle, c'est une ambiance, un climat qui rend ces gestes possibles.

Dans le film, vous mêlez de nombreuses formes artistiques différentes : poésie, théâtre, musique, arts visuels, ateliers d'écriture...

Oui, nous avons mêlé théâtre, poésie, musique, arts visuels... Les parapluies rouges, par exemple, sont un clin d'oeil à la Bretagne et aux institutions : ce rouge qui tranche avec le gris, cette idée de sortir le parapluie pour se protéger. La poésie a été portée par Mélanie Leblanc, venue animer des ateliers d'écriture. Ses « Je te souhaite » (inspirés du recueil de poésie Les Étoiles filantes) prononcés à la fin du film, sont les mots magnifiques des résidents. La musique aussi a joué un rôle central. On m'avait conseillé de former les musiciens à la maladie d'Alzheimer. J'ai préféré qu'ils arrivent « vierges », avec leur fraîcheur, leur regard neuf. Ils ont été bouleversés et très impliqués. On a chanté, dansé. Le corps garde des mémoires.

Le théâtre reste cependant le fil rouge...

Absolument. Et notamment le théâtre d'improvisation, qui m'apparaît comme une véritable école du soin. Sa règle fondamentale : ne jamais dire non. Toujours accueillir la proposition de l'autre. Cela résonne fortement dans l'accompagnement des personnes atteintes de troubles cognitifs. Si quelqu'un dit : « Ma mère m'attend », et qu'on répond « Non, elle est morte », on lui fait revivre un deuil, on rompt le lien. Le théâtre nous apprend à dire oui, à entrer dans le monde de l'autre, sans jugement. Et dans le soin, ce n'est plus une option. C'est une nécessité.

L'idée du film, c'était de proposer un manifeste pour un autre accompagnement. Vous avez eu des réactions à ce film ou des propositions d'accompagnement différent ?

Le film a eu un très bel accueil de la presse mais aussi de spectateurs de tous âges. Il pose un regard différent sur l'accompagnement des personnes Alzheimer et invite le sujet dans le débat public, pour tenter de réfléchir aux modes de solidarités que nous souhaitons mettre en place concrètement, avec nos proches. Comment penser un monde plus solidaire ? Nous voulons aujourd'hui en faire une question politique, au sens de la vie de la cité. Le film a été projeté à l'Assemblée nationale. Des députés s'y intéressent, mais on sent que c'est compliqué. L'enjeu du film, et maintenant du livre « Un autre soin est possible », est de contribuer à reposer les termes du débat autour du prendre soin, de l'émergence de nouveaux lieux d'accueil, d'un fonctionnement différent. On ne peut limiter le débat à la seule question financière (même si cette dernière est fondamentale). Il nous faut retrouver de l'imagination politique.

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