En Ehpad, près d'un repas sur trois finit à la poubelle. Au-delà du coût écologique et économique, ce gaspillage révèle un décalage entre l'offre et les attentes des résidents. Des établissements explorent de nouvelles voies : adapter les portions, écouter les envies, et replacer le plaisir au coeur de l'alimentation.
Ehpad : Manger mieux, gaspiller moins
En France, les établissements médico-sociaux dont les Ehpad génèrent chaque année plus d'un milliard de repas. Or, selon le rapport Décarbonons l'autonomie du Shift Project, l'alimentation représente près d'un quart de l'empreinte carbone du secteur, soit environ 2,4 millions de tonnes équivalent CO? par an. Le gaspillage alimentaire, en particulier, pèse lourd : il concentre à la fois un impact écologique (production inutile, transport, déchets) et un coût économique direct pour les structures. Mais la problématique ne se résume pas à une équation carbone. Le gaspillage est aussi le révélateur d'une inadéquation entre l'offre alimentaire et les besoins ou attentes des résidents. Les fiches-actions publiées par le Shift Project et l'Anap rappellent que la lutte contre le gaspillage alimentaire constitue l'un des leviers majeurs de la décarbonation du secteur. Concrètement, il s'agit d'adapter les portions en fonction des profils de mangeurs et de mesurer régulièrement les restes pour ajuster les quantités. L'amélioration de la qualité gustative et diététique des repas est également centrale, car des plats plus savoureux sont mieux consommés. La diversification des sources protéiques est un autre axe de réflexion : en introduisant davantage de protéines végétales en complément des protéines animales, les établissements réduisent leur empreinte carbone. Le recours aux circuits courts et aux produits de saison permet aussi de diminuer l'impact environnemental des approvisionnements, tout en resserrant les liens avec les producteurs locaux. C'est le choix qu'a fait l'Ehpad Simon Benichou, à Nancy, qui organise tous les quinze jours un petit marché sur son parking. Résidents, familles et personnels peuvent y trouver des produits frais et de saison, tandis que la cuisine bénéficie directement d'une offre locale et transparente. Enfin, la mise en place de solutions de valorisation tels que le compostage offre un moyen de limiter les pertes tout en donnant une seconde vie aux déchets.
Des démarches concrètes pour allier plaisir et nutrition
Le programme Maison Gourmande et Responsable, mené entre 2019 et 2021 auprès de 500 Ehpad, a permis de documenter finement l'évolution des pratiques. Les résultats sont significatifs : réduction de 20 % des déchets alimentaires en deux ans (soit en moyenne 8 tonnes/an par établissement), baisse de 10 % du gaspillage comestible par repas (122 g/pers/repas en 2021 contre 137 g en 2019), et une économie moyenne de 4 500 € par an et par établissement. Ces progrès se sont appuyés sur plusieurs leviers : meilleure identification des profils de mangeurs, adaptation des portions, implication accrue des résidents dans les commissions menus, formation des équipes et introduction plus fréquente de produits bruts ou de saison. La démarche a aussi montré que les actions contre le gaspillage et celles contre la dénutrition peuvent être menées de front. La convivialité retrouvée des repas collectifs après la crise Covid a par exemple favorisé à la fois la consommation et la réduction des restes. Dans le même esprit, la démarche Les Bienfaisants, portée par la diététicienne spécialiste en gérontologie, Aline Victor (cf interview) réinvente la nutrition en Ehpad en plaçant les résidents au coeur des décisions. À travers des outils visuels accessibles, il s'agit de recueillir l'avis des résidents et de croiser ces données avec les pratiques et les contraintes des établissements pour adapter les menus, les quantités, les textures de plats, les horaires de repas.
La restauration, un soin à part entière
La lutte contre le gaspillage passe par une réhabilitation du plaisir culinaire. Le Collectif de lutte contre la dénutrition l'a bien compris en lançant un label Établissement Gourmand. Objectif : rapprocher la restauration collective du médico-social et la gastronomie française. Les établissements candidats sont évalués sur quatre axes : restauration, nutrition, maîtrise des arts culinaires et qualité des produits. Un livret gourmand Ehpad, diffusé à l'occasion de la Semaine de la dénutrition, propose aux chefs et aux équipes des recettes enrichies, simples à réaliser, et adaptées aux résidents. Plus qu'un recueil, il constitue un outil d'animation : ateliers culinaires, dégustations, journées portes ouvertes avec les familles. En réhabilitant le plaisir de manger, ces initiatives rappellent que la prévention de la dénutrition et la réduction du gaspillage se rejoignent autour d'une même logique : redonner envie. « Dans trop d'établissements encore, la restauration est perçue comme une logistique à optimiser, alors qu'il s'agit d'un soin à part entière », relève Aline Victor dans un livre blanc joliment intitulé « À table tout se joue ». L'alimentation représente bien plus qu'une nécessité biologique pour les résidents : elle constitue un pilier de leur identité, un repère dans leur quotidien, une source de plaisir et un vecteur de lien social. Répondre à ces multiples dimensions n'est pas un luxe, mais une nécessité pour préserver la dignité et la qualité de vie des aînés.
Sandrine Tournigand
Interview
Aline Victor, fondatrice d'AVi'Sé, société de conseil en stratégie nutritionnelle
Les études montrent qu'une part importante des repas servis finissent à la poubelle. Quelles en sont, selon vous, les principales raisons ?
Le pourcentage de gaspillage alimentaire en Ehpad est assez stable depuis des années, autour de 30 à 40 % en moyenne. Il est surtout lié au décalage entre les besoins réels des résidents, leurs préférences alimentaires, et l'offre proposée. Entre 23 % et 46 % des résidents sont en situation de dénutrition, un chiffre qui persiste malgré les efforts considérables déployés par les établissements.
Y a-t-il un lien entre dénutrition et gaspillage ?
Ce chiffre est quasiment corrélé au pourcentage de gaspillage. On a tendance à concentrer l'attention sur les 30 % des résidents qui ont besoin de compléments alimentaires ou de plats avec des textures modifiés, en oubliant les autres, souvent silencieux, qui se résignent à manger ce qu'on leur propose sans pouvoir exprimer leurs préférences. Donner à manger ne suffit pas, il faut donner envie de manger. Il n'y a pas de fatalité à la dénutrition. Il existe des solutions simples : enrichir les petits déjeuners, proposer des portions adaptées, privilégier les plats préférés, servir plus tardivement le dîner, renforcer l'accompagnement aux repas...
Comment repenser l'offre alimentaire en Ehpad ?
Il existe trois indicateurs de suivi nutritionnel, selon moi : ce que le résident veut manger, ce qu'il peut manger en fonction de ses capacités physiques et ce qu'il doit manger, ses besoins nutritionnels réels, qui restent très variables d'un résident à l'autre. Travailler avec ces trois repères permet d'adapter les repas et donc de réduire le gaspillage.
Comment est né le projet des Bienfaisants ?
Nous avons consulté près de 750 résidents sur les plats qu'ils aimaient ou non en leur montrant des photos sur tablette. Nous avons aussi interrogé une cinquantaine d'établissements sur leur organisation et analysé ce qui était réellement consommé ou jeté en fonction des plats. On a pu constater que les entrées, fromages et desserts sont consommés à 90 %, mais le plat chaud pourtant la principale source de protéines reste le point faible, avec 25 % de perte en moyenne. Aujourd'hui nous accompagnons quatre établissements.
Le référentiel du GEMRCN* qui fixe les grammages en restauration collective, est-il adapté ?
Non. Il a été pensé pour cadrer les appels d'offres entre prestataires, pas pour répondre aux besoins des personnes âgées. Servir les mêmes grammages à tous, sans distinction de poids, de sexe ou d'appétit, conduit à des assiettes trop pleines pour certains et insuffisantes pour d'autres. Les grammages dépassent souvent la capacité de consommation réelle des résidents, particulièrement pour les entrées, plats chauds et potages. Une réduction à 75% de ces recommandations GEMRCN pour les plats chauds refléterait mieux les consommations observées, limitant le gaspillage tout en maintenant l'équilibre nutritionnel.
Que pensez-vous des textures modifiées pour les personnes souffrant de troubles de la déglutition ?
Le plaisir ne vient pas seulement du goût : il naît aussi de la mastication, de la texture et du visuel. La nourriture moulinée mixée, uniforme et sans relief, enlève tout cela, crée de la lassitude et finit par générer du gaspillage. Pourtant, la majorité des personnes âgées pourrait manger des viandes cuites à basse température et découpées en petits morceaux tendres, des pâtes moelleuses nappées de sauce, ou encore un riz travaillé façon risotto. C'est ce que j'appelle du « facile à manger » qu'il faudrait développer davantage.
Y a-t-il un enjeu économique à réduire ses déchets alimentaires ?
Le gaspillage alimentaire représente un double coût pour les Ehpad : celui des denrées achetées, mais non consommées et celui de leur élimination. À l'échelle d'un établissement, cela peut se chiffrer en plusieurs milliers d'euros par an. En adaptant les grammages, en enrichissant certains repas plutôt que de multiplier les compléments nutritionnels, et en ajustant les menus aux goûts des résidents, on peut à la fois réduire le gaspillage et réaliser des économies.
* Groupement d'Étude des Marchés en Restauration Collective et de Nutrition
