Dans le n° 158-avril 2024  - Recherche  16481

« Les métiers du vieillissement, essentiels et pourtant insoutenables »

Dans le cadre du projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ? », lancé en mai par le Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po[1], quatre chercheurs[2] se sont penchés sur les conditions de travail des métiers du vieillissement. Avec l'aimable autorisation des Presses de Science Po, Géroscopie en publie ici des extraits[3].

La crise de la Covid a rendu encore plus évident le caractère essentiel des métiers du grand âge. L'allongement de l'espérance de vie s'accompagne en effet de l'apparition de limitations fonctionnelles, de façon plus ou moins accentuée suivant les catégories sociales. Celles-ci se traduisent pour une partie importante de la population par la nécessité d'un accompagnement destiné à maintenir le maximum d'autonomie et à favoriser des fins de vie dignes. À domicile ou en établissement, cet accompagnement nécessite l'intervention de personnes aguerries, non pas tant pour « soigner » des pathologies, mais pour « prendre soin » (care) de personnes devenues plus vulnérables avec l'âge. Il s'agit donc d'adapter les caractéristiques de chaque intervention : suffisante pour garantir la sécurité et la qualité de vie des personnes âgées aidées, mais pas trop intrusive pour éviter de précipiter la perte d'autonomie. Pourtant, les acteurs du secteur attendent toujours la fameuse loi Grand âge, sans cesse annoncée et repoussée, alors que les rapports institutionnels et les recherches académiques se succèdent et alertent tous sur la faible qualité des emplois et du travail dans ce secteur, en termes de rémunérations, mais aussi de pénibilité et de l'usure professionnelle qui en découle.

Or, ces métiers du grand âge, qui se concentrent dans les Ehpad et l'aide à domicile, sont indirectement déterminés par des financements et réglementations publiques, à la fois sur les plans quantitatif (nombre de création d'emplois) et qualitatif (qualité des emplois créés et qualité des conditions de travail). En quoi les politiques publiques actuelles contribuent-elles à la faible rémunération, au déficit de reconnaissance symbolique et matérielle et aux mauvaises conditions de travail constatées de ces emplois ?

Des politiques publiques qui alimentent la perte du sens au travail

Le constat d'une médiocre qualité de l'emploi dans le champ des métiers du care est bien établi et régulièrement dénoncé par des rapports publics, mais la persistance de cette situation est d'autant plus incompréhensible que l'essentiel des éléments qui maintiennent ces emplois dans une trappe à précarité sont eux-mêmes dus aux politiques publiques nationales et départementales. Dans la prise en charge des personnes en perte d'autonomie, on note ainsi un transfert des contraintes financières et des exigences d'économies et de rationalisation d'abord de l'État vers les conseils départementaux pour l'aide à domicile, ou vers l'ARS (conjointement avec les conseils départementaux) pour les Ehpad, puis des autorités de tarification vers les organisations, et in fine sur le travail des salariées et le service rendu aux usagers des services, les personnes âgées.

Industrialisation du secteur et rationalisation de l'activité

Si les politiques publiques intervenant dans le champ des Ehpad et dans celui de l'aide à domicile sont distinctes, elles se rejoignent dans une tentative d'industrialisation du secteur, reposant sur le double objectif de développer les activités du grand âge (et de créer des emplois) tout en contenant les financements publics, à l'image des stratégies « low-cost » de gestion du travail. Dans ce contexte et dans le cadre d'une nouvelle gestion publique mettant l'accent sur la « performance » et les « résultats », la relation d'aide tend à se réduire à une addition de tâches dissociées les unes des autres, et la performance à se mesurer au nombre de tâches réalisées par chaque salarié sur chaque usager ou résident, à l'aide d'outils numériques (smartphones, télégestion dans l'aide à domicile, tablettes ou ordinateurs dans les Ehpad).

Ce processus d'industrialisation et de rationalisation de l'activité découle directement des modalités de tarification de ces activités médico-sociales par les pouvoirs publics, qui tendent à ne reconnaître (et donc financer) que le seul temps de travail considéré comme « productif ». Dans l'aide à domicile par exemple, ce temps de travail dit productif résulte d'une double réduction du travail, d'une part aux tâches réalisées au sein des domiciles privés (ce qui évacue l'ensemble des temps de travail collectif, de trajets, de coordination, etc.), et d'autre part, dans le domicile même, au temps que l'on peut associer à la réalisation de tâches tangibles, quantifiables et chronométrables (aide à la toilette, au repas, à l'administratif...). À ces tâches « élémentaires » sont associés des référentiels de temps : l'évaluation de la qualité est alors ramenée au respect de standards (réaliser une toilette en 30 minutes), d'indicateurs, et de moins en moins référée à la réponse aux besoins multidimensionnels des personnes. Ceux-ci incluent pourtant des aspects relationnels, partiellement imprévisibles en amont. L'industrialisation des services dans le cadre de la nouvelle gestion publique marque l'avènement du chiffre dans le pilotage de l'action publique, caractéristique d'un régime de performance.

Un pilotage de l'activité par les indicateurs

Ces évolutions structurelles orientées vers l'industrialisation s'appuient sur des outils, et en particulier de nombreux indicateurs chiffrés. Il ne s'agit pas ici de se positionner pour ou contre, mais de souligner la transformation de leur rôle : d'une aide à la compréhension et à la prise de décision publique, ils deviennent une finalité, l'objectif même à atteindre. Ce qui peut entraîner une décorrélation entre l'évaluation de la qualité, au sens de la performance mesurable par des indicateurs pré-déterminés, et la réponse aux besoins, au sens de l'amélioration effective de la situation des personnes bénéficiaires de l'accompagnement.

Ce pilotage par les indicateurs se répercute directement sur le travail quotidien des salariées, que ce soit à domicile ou en établissement : l'activité est contrainte, parfois alourdie, et surtout éloignée de la finalité du service. Si ces éléments traversent l'ensemble des métiers du champ médico-social (la télégestion s'étant par exemple largement diffusée dans l'aide à domicile), c'est dans les Ehpad que le pilotage par les indicateurs s'avère le plus avancé avec la généralisation de l'utilisation de deux d'entre eux : le GIR Moyen Pondéré (GMP) et le Pathos Moyen Pondéré (PMP) qui servent à mesurer sur une échelle chiffrée les niveaux de dépendance des personnes âgées pour le GMP, et les besoins en soins pour le PMP. Ces indicateurs orientent la politique d'accueil des établissements, parce qu'ils déterminent le montant des dotations publiques pour les volets soins et dépendance. Dans ce cadre, les établissements se munissent de tableaux de bord et déterminent par ce moyen les profils des publics à accueillir. Les indicateurs deviennent ainsi des vecteurs de la standardisation des activités. Ils accompagnent une logique de médicalisation des établissements, en conditionnant la dotation en moyens humains et matériels à l'accompagnement de personnes de plus en plus dépendantes. Plus encore, les indicateurs participent à la standardisation des tâches en permettant aux autorités de tarification de fixer à la minute près le temps que doit passer chaque soignant auprès des patients.

La perte de sens, un accélérateur de la dégradation des conditions de travail

Le morcellement de l'activité et l'intensification qui en découle nourrissent une forte tendance à la perte de sens du travail. La croissance des situations de « burn out » ou d'épuisement professionnel, caractérise le monde du travail de manière générale, avec des répercussions importantes en termes d'atteinte à la santé des salariées. Depuis la crise du Covid, on sait que ces situations d'épuisement professionnel touchent violemment les secteurs et activités du lien, du « prendre soin » auprès des personnes en situation de fragilité, comme l'ensemble des secteurs de la santé et de l'action sociale : selon l'enquête nationale sur le vécu du travail et du chômage pendant la crise sanitaire, 33,5 % des salariés de la santé et du médico-social déclarent travailler plus souvent sous pression qu'avant la crise, contre 23,5 % des autres salariés. Or, les travaux de psychodynamique du travail et d'ergonomie ont montré combien la perte de sens au travail était au coeur de ce processus.

Dans ces métiers, de nombreuses recherches mettent en évidence deux degrés de perte de sens, ou de « qualité empêchée ». D'abord, une perte de sens générée par l'impression de ne pas pouvoir faire ce qu'on pense nécessaire pour « bien » faire son travail, et ainsi répondre aux besoins multidimensionnels des personnes aidées et accompagnées. Le vecteur de ce premier degré de perte de sens est le manque de temps et le manque de personnel. On retrouve ici une analyse bien connue de la nécessité pour les salariées de ne pas se contenter du travail prescrit, mais de l'enrichir, pour un travail réel « bien fait ». Ensuite, un degré supérieur, et qui génère des situations plus violentes de souffrance au travail, tient à l'impression que ce qui est demandé, ce qui est attendu des salariées (par les employeurs et les financeurs), va à l'encontre de ce qui devrait être fait pour répondre aux besoins des personnes accompagnées. De nombreuses salariées vont même plus loin, en indiquant que si elles faisaient ce qu'on leur demande, elles exerceraient une forme de « maltraitance » à l'encontre des personnes âgées. Réaliser à domicile en 30 minutes une aide à la toilette pour une personne que la salariée ne connait pas, ne pas pouvoir adapter les durées d'intervention et le temps passé aux différentes activités à l'état psychologique et de fatigue des usager.es et résident.es, sont ainsi perçus comme des formes de maltraitance. Les stratégies développées sont principalement individuelles et peuvent les mettre en danger. Par exemple, nombre de salariées dépassent le temps alloué et travaillent pour partie gratuitement afin de compenser les insuffisances des référentiels de temps associés à chaque tâche. Certaines aides à domicile sont ainsi amenées à « badger » pour indiquer à l'employeur et aux financeurs que l'intervention s'est terminée à l'heure (afin que les surcoûts d'un débordement du temps prévu ne soient pas assumés financièrement par les personnes aidées), tout en restant au domicile, afin de prendre le temps de la relation.

Autrement dit, le système des Ehpad et de l'aide à domicile paraît aujourd'hui largement insoutenable humainement, socialement et financièrement : il ne tient que par le développement du travail gratuit des femmes, qu'elles soient aidantes familiales ou professionnelles (par le débordement des temps de travail rémunérés). Collectivement, la situation n'est plus tenable et appelle des politiques publiques permettant une réelle reconnaissance des métiers du secteur de la perte d'autonomie.

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