Dans le n° 158-avril 2024  - Laurent Barbe, psychosociologue et consultant  16597

« On a dévitalisé le processus de réflexion »

Cofondateur du cabinet CRESS, spécialisé dans les politiques publiques d'action sociale, Laurent Barbe est l'auteur d'un ouvrage[1] coup de poing sur la démarche qualité telle que proposée par la Haute Autorité de santé (HAS). Interview

Vous publiez un véritable pamphlet contre la démarche qualité vue par la HAS, avec, en premier lieu, la question de l'uniformité des structures ESSMS. Comment introduire de la spécificité ?

La loi 2002.2 a été pour les organisations une source de progrès social importante, même si elle a été très critiquée à l'époque. Mais une bascule s'est opérée, lorsque l'ensemble du travail de l'Anesm a été confié à la HAS. Elle a progressivement transformé la loi 2002.2 en carcan et nous a entraînés sur une pente très problématique, qui s'ajoute à l'empilement normatif tous azimuts que nous connaissons. Le questionnement sur la qualité porté par la loi a été instrumentalisé dans une logique de démarche qualité standard, identique aux méthodes adoptées dans le sanitaire ou dans le monde industriel.

Or cette vision « tronquée » est indifférente à la réalité des métiers et des problématiques qu'ils rencontrent. Dans le dispositif HAS, la qualité s'évalue de la même manière, que vous exerciez en Ehpad auprès de malades Alzheimer ou en protection de l'enfance. Au lieu d'adapter le questionnement aux réalités, les ESSMS doivent se conformer au dispositif, qui entraîne sur une pente normative et prescriptive tuant l'intérêt du métier. Hybrider les savoirs du médico-social avec ceux du sanitaire aurait pu être intéressant. Or rien sur la spécificité de la vieillesse par exemple n'apparait dans le référentiel. C'est préjudiciable de ne pas intégrer ce qui motive les équipes, et donne du sens à leur engagement et leurs savoir-faire. La question persistante reste dès lors de comprendre comment les établissements arrivent à « faire avec » la diversité des situations qu'ils rencontrent, plutôt que de vérifier ce qu'ils font avec les personnes accompagnées.

Comment soutenir les Ehpad soumis à tellement de contraintes et de justifications ? 

Il faut changer de prisme et reconsidérer l'évaluation comme une démarche de pensée susceptible d'aider les acteurs à améliorer leur travail. Elle doit se différencier de l'inspection qui prévaut actuellement. Pour preuve, les évaluateurs sont devenus officiellement des « organismes d'inspection et de contrôle » validés par le Cofrac.

La logique qualité actuelle induit qu'il n'y aurait qu'une bonne façon de procéder. Elle applique les mêmes référentiels à tout le monde, quelle que soit la taille des structures, la nature de leurs projets ou leur contexte de travail. Cette façon de concevoir référentiels et évaluations tue la capacité des collectifs professionnels à discuter et à penser eux-mêmes leur mission. Or, il faut faire davantage confiance aux processus de confrontation collective, car la manière d'inventer la bientraitance en Ehpad ne peut pas se résumer à ce qui disent les recommandations. Elle doit s'inventer en permanence. Et c'est bien la perspective d'échanges réguliers, fondés sur un principe démocratique, qui permettrait aux établissements de progresser malgré leurs contraintes. Et sans les comparer à un modèle idéal qu'ils ont de moins en moins les moyens de mettre en oeuvre.

Le secteur est aux prises avec des injonctions contradictoires : d'énormes difficultés systémiques, des contrôles de plus en plus exigeants. La qualité est vécue comme une contrainte de plus. Pourtant elle est un rouage essentiel de la progression, de l'amélioration des pratiques...

Bien sûr. Mais nous n'avons pas créé la pensée et les outils qui permettent de la vivre autrement. C'est un paradoxe, car le souci de la qualité est au coeur de la motivation des personnes qui ont le sentiment d'un travail empêché. Au lieu d'être au service de l'action, la qualité peut contribuer à son asphyxie. La logique actuelle est indifférente à la réalité du travail et à l'écosystème qui le produit. On fait comme si les questions de ressources, de temps et donc d'argent, n'avaient rien à voir. C'est très problématique.

Or nous ne sommes pas condamnés à supporter cette vision délétère de la qualité qui serait la résultante de la prescription. Nous pouvons et devons mobiliser l'intelligence collective, qui est une meilleure ressource qu'un décret supplémentaire. Pour redonner du pouvoir d'agir, les structures ont besoin d'un cadre allégé (le manuel HAS fait plus de 200 pages), des processus d'échanges réguliers entre l'établissement, les personnes accompagnées et un tiers, et une parole ouverte, qui invite à une réflexion autocritique. Aujourd'hui, nous ne sommes pas dans une réflexion éthique commune mais dans une inspection, qui suscite un rapport social dissymétrique de contrôle, induisant de la crainte, de la dissimulation, un sentiment de non reconnaissance... Il faudrait se demander si la qualité est finalement une question d'ingénieur, de technologie ou plutôt une question civique et démocratique. Dans un Ehpad, on pourrait s'interroger : la qualité de vie du résident découle-t-elle uniquement du respect scrupuleux d'une prescription ? ou d'un débat permanent sur ce qu'est une vie digne, ce que sont les attentes et les droits, la capacité à se parler et à fonctionner avec les contraintes ?

Quelles ont été les réactions du secteur à la publication de votre livre ?

Je n'ai eu aucune réaction officielle... Personne ne contredit sur le fond l'absurdité d'un référentiel unique mais beaucoup s'y soumettent, cherchant « quand même » à lui trouver une utilité, d'autres sont fiers de leurs bonnes notes. Il est difficile de porter une parole différente car personne notamment dans les associations et les fédérations ne veut prendre le risque de se voir reprocher une opposition à la qualité. Et les directeurs quant à eux essaient de donner du sens à l'évaluation puisqu'elle leur est imposée.

Le problème, c'est une administration qui ne porte plus de vision, mais continue de structurer le secteur selon ses propres défauts. On voit d'ailleurs toutes les difficultés de l'État à installer de véritables évaluations de ses politiques et a fortiori de la qualité dans le secteur médico-social qui lui échappe désormais totalement. Mais cette situation n'est pas une fatalité. Nous pourrions collectivement mobiliser nos savoir-faire en s'appuyant sur nos pratiques.

Pensez-vous que la méthodologie utilisée par la HAS vise à gommer la chaine de responsabilité, dont celle des politiques publiques ?

Je ne sais pas si elle le vise, mais l'absence de prise en compte des ressources dont disposent ou non les établissements amène à la fois à culpabiliser les structures, à créer des comparaisons qui n'ont aucun sens et à éviter toute remise en cause ou travail autour de l'écosystème qui produit les pratiques. C'est d'ailleurs un reproche que des médecins faisaient à la démarche de certification du sanitaire.

On a finalement d'un côté la HAS qui est devenue le prescripteur du travail sans tenir compte des réalités, et de l'autre les autorités qui ne sont plus chargées que de l'intendance (valeur du point, financement...). Nous n'avons pas de discours suffisamment forts sur le travail lui-même. Or c'est cela qui constitue une source majeure du « marasme » moral dans lequel se débat le secteur et dont témoigne le livre blanc du travail social[2].


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