Dans le n° 71-juillet 2016  -  Yannis Constantinidès, philosophe  5773

Penser le corps vieillissant...

Agrégé et docteur en philosophie, Yannis Constantinidès est, entre autres choses, professeur de philosophie à l'Espace Ethique de l'AP-HP. Il nous apporte son regard sur la vieillesse,

Comment la philosophie aborde-t-elle la vieillesse ? N'est-ce pas un nouvel espace de réflexion ?

La vieillesse n'est pas un thème central en philosophie. C'est d'autant plus étonnant que beaucoup de philosophies, antiques notamment, se présentent comme des modes de vie. Mais il y est plus question de savoir vivre et mourir que de bien vieillir. Seuls quelques penseurs jugés mineurs (Cicéron et Montaigne par exemple) se sont intéressés à la vieillesse en tant que telle. La norme est de ne l'évoquer qu'en passant ou de jeter sur elle un voile pudique, comme Sophocle se félicitant d'être "délivré d'un maître impérieux et tyrannique" avec la perte du désir érotique.

Cette indifférence, réelle ou feinte, n'est évidemment plus possible aujourd'hui. Avec la prolongation de l'espérance de vie et la disparition des consolations religieuses, le vieillissement (plus que la vieillesse d'ailleurs) est devenu un sujet de réflexion majeur en philosophie et surtout en éthique. De jeunes philosophes se penchent par exemple sur la maladie d'Alzheimer et les autres démences, et tentent de penser les conséquences sociales du vieillissement extrême. Je m'intéresse pour ma part au corps vieillissant, qui est en quelque sorte le miroir inversé du corps parfait, sans âge et sans rides que la société du spectacle met en avant. Il agit en ce sens comme un puissant principe de réalité.

Comment envisagez-vous la perte de l'autonomie?

Il ne faudrait pas ici jouer au philosophe justement et prétendre que cette perspective peu réjouissante, pour nous-mêmes ou pour nos proches, ne nous affecte pas. J'ai même le sentiment que notre époque, qui affiche avec un entrain pour tout dire suspect son culte de l'autonomie, est secrètement consciente de l'extrême précarité de l'existence. Le progrès technique s'accompagne en effet de catastrophes (les accidents de la route par exemple) qui nous rappellent constamment que toute vie peut basculer en un instant dans la dépendance la plus grande.

Nous sommes malgré tout surpris par la perte d'autonomie d'un proche même si elle est progressive. Comme si nous prenions au mot la lénifiante ritournelle publicitaire : "vivre vieux, vivre mieux". Il faut dire qu'on nous montre toujours des "seniors" sportifs et épanouis, et non les vieillards hagards des EHPAD. Or, vieillir, c'est rétrécir, à tout point de vue : l'autonomie, qui n'est jamais absolue, se réduit de plus en plus avec l'âge. Il faudrait en fait reparler de déclin des facultés naturelles plutôt que de classer commodément les personnes âgées en "autonomes" et "non autonomes".


Les maisons de retraite sont-elles le reflet de notre conception de la société ?

D'une certaine manière, oui, puisqu'il s'agit clairement de mettre à l'isolement les personnes-âgées-et-dépendantes, qui sont retirées de la circulation tout comme les objets usés ou abîmés. N'étant plus utiles ou performantes, au sens étroitement comptable du terme, elles sont placées ou plus exactement déplacées. C'est qu'elles incarnent une temporalité qui est aux antipodes du rythme frénétique de notre époque : elles sont presque à l'arrêt alors que notre fuite en avant s'accélère.

Il ne s'agit évidemment pas de dire que les maisons de retraite sont des mouroirs. Je n'aime guère la formule convenue de "lieu de vie", mais les soignants, dans leur grande majorité, s'efforcent de préserver autant que possible la qualité de vie des résidents. Il n'en reste pas moins que nul ne peut souhaiter y finir ses jours tant est triste la vue de ce groupement hétéroclite de personnes qui semblent se survivre à elles-mêmes.

Les maisons de retraite (forcée !) sont ainsi un reflet grimaçant de notre société, comme le portrait de Dorian Gray dépeint par Oscar Wilde. À la fin du récit, la réalité sort d'ailleurs du cadre et l'illusion de jeunesse éternelle s'évanouit brutalement...


Demander des directives concernant sa propre mort, n'est-ce pas trop demander ?

En principe non, parce que "philosopher, c'est apprendre à mourir", comme l'a dit Montaigne à la suite de Platon. Il n'y a rien de pathologique en soi à anticiper sa propre mort; en témoigne la longue tradition de l'ars moriendi, l'art de bien mourir. Mais le problème des directives anticipées (devenues contraignantes avec la nouvelle loi sur la fin de vie) est qu'elles participent de la fiction contemporaine de l'autonomie : on se croit autonome parce que l'on a théoriquement le droit de choisir quand et comment mourir, mais on est en réalité sous la coupe des médecins qui doivent mettre en oeuvre ces directives. Il s'agit en effet plus de souhaits que d'instructions provenant d'une autorité supérieure.

Notons également que les directives anticipées n'ont désormais plus de limite temporelle. En réduisant leur validité à trois ans (délai arbitraire au demeurant), l'ancienne loi Leonetti prenait en considération la difficulté subjective pour quelqu'un de relativement bien portant de s'imaginer dans un état d'inconscience ou de dépendance totale. Personne ne peut anticiper sa propre mort, mais il est très difficile déjà de se projeter à partir du peu que l'on sait sur la maladie grave ou l'agonie. La différence de perception du handicap selon qu'on est handicapé ou non (le fameux disability paradox) montre les limites de l'anticipation rationnelle là où d'écrasantes représentations dominent.

Nietzsche est un philosophe de la vie. Nous aide-t-il à comprendre la place de l'homme au crépuscule de sa vie ?

Nietzsche est en effet le philosophe de la vie ascendante et il met constamment en garde contre l'attrait du déclin, la tentation nihiliste qu'éprouve par exemple le soldat russe qui, épuisé, veut se coucher dans la neige pour en finir. Il faut à cet égard se méfier de la prétendue acceptation de sa mort qu'Elisabeth Kübler-Ross présente comme l'attitude idéale du patient en fin de vie : est-ce vraiment une preuve de sérénité et d'apaisement ou au contraire un symptôme criant d'épuisement moral, une résignation qui n'a au fond rien de joyeux ?

Prenant le contre-pied des auteurs qui l'associent traditionnellement à la sagesse, Nietzsche rappelle dans l'ouvrage justement intitulé Aurore que la vieillesse n'est pas forcément synonyme de recul et de profondeur : "On a tort de permettre au soir de juger le jour, car trop souvent alors la fatigue se fait justicière de la force, du succès et de la bonne volonté. Et de même s'imposerait la plus grande précaution, en ce qui concerne la vieillesse et son jugement de la vie, vu que la vieillesse, tout comme le soir, aime à vêtir le déguisement d'une moralité nouvelle et charmante et qu'elle sait humilier le jour par les rougeurs du couchant, par le crépuscule, le calme paisible ou plein de désirs."

Il ne faut donc pas idéaliser la vieillesse comme on le fait parfois paresseusement pour consoler les "naufragés" de l'existence ou rendre la perspective de vieillir moins effrayante. Mais à défaut de s'en réjouir, il faut s'y résoudre en acceptant le fait qu'il s'agit d'un processus naturel qu'on ne peut au mieux que ralentir quelque peu. Le vieillissement, qui condamne à être résilient, est une expérience de vie unique et profondément énigmatique, comme l'a souligné un grand lecteur de Nietzsche, Hermann Hesse, dans son Éloge de la vieillesse : " La vieillesse aide à surmonter bien des choses. Lorsqu'un vieil homme secoue la tête ou murmure quelques paroles, les uns y voient l'expression d'une sagesse éclairée, les autres un symptôme de vieillissement. Quant à savoir si son rapport au monde résulte de son expérience, de la sagesse qu'il a acquise ou bien simplement des troubles circulatoires dont il souffre, cela reste un mystère, pour le vieil homme aussi d'ailleurs. "

Nos représentations très négatives de la vieillesse ne nous permettent guère de comprendre le vécu d'un malade d'Alzheimer ou d'une personne percluse de douleurs mais pas forcément malheureuse. Les catégories médicales simplistes (dément/non dément) ne nous sont pas non plus d'un grand secours. Il faudrait une approche phénoménologique précise du corps vieillissant pour y voir plus clair. Or, l'obsession de la fin de vie fait qu'on n'envisage la vieillesse qu'à travers le prisme étroit de la mort prochaine et non en elle-même.

Peut-être vivons-nous trop longtemps, ce qui expliquerait pourquoi le vieillissement fait si peur aujourd'hui. Dès les premiers cheveux blancs, on a le sentiment de s'engager dans une sorte de tunnel interminable dont l'issue est connue d'avance. Ce n'est pas un hasard dès lors si le grand public réclame avec autant d'insistance l'euthanasie : on souhaite sans doute abréger le calvaire supposé de la vieillesse.

Ce qui est certain en tout cas, c'est que tant qu'elle sera perçue comme un morne purgatoire, les personnes très âgées n'auront pas de place bien définie dans la société. Elles seront toujours de trop, comme dirait Tourgueniev.

Publications:

2013 : Le nouveau culte du corps : actualité de Friedrich Nietzsche, Bourin éditeur.

2009 : Nietzsche l'éveillé, Ollendorf & Desseins éditeur

2001 : Nietzsche. Anthologie de textes commentés

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