La gestion des consommations d'alcool et de tabac en Établissements d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (Ehpad) constitue un défi quotidien pour les professionnels du secteur.

Alcool et tabac en Ehpad : concilier libertés individuelles et sécurité collective
Cadre juridique du tabac en EHPAD
Distinction entre espaces collectifs et privatifs
Interdiction formelle dans les espaces collectifs
Le décret n°2006-1386 du 15 novembre 2006 interdit strictement de fumer dans les lieux "fermés et couverts" à usage collectif [1][2]. Cette interdiction s'applique sans ambiguïté aux :
- Salles à manger et salons
- Couloirs et espaces
- Zones administratives et de soins
Les établissements ont l'obligation d'apposer une signalisation visible et de former le personnel aux procédures d'évacuation en cas d'incendie [1][4].
La chambre : un espace privatif avec des nuances
Les chambres des résidents sont juridiquement assimilées à un domicile privé, ce qui permet aux résidents d'y fumer sous certaines conditions [1][3][11]. Cependant, le règlement intérieur peut légitimement imposer des restrictions pour :
- Prévenir les risques d'incendie, par exemple en interdisant de fumer au lit [3][11]
- Protéger le personnel soignant du tabagisme passif lors des soins [1][19]
En cas de chambre partagée, l'accord unanime des occupants est impérativement requis [2][11].
Zones fumeurs : aménagements possibles
Les EHPAD peuvent aménager des espaces dédiés aux fumeurs, généralement à l'extérieur, soumis à des normes précises :
- Distance minimale de 2 mètres des entrées d'air [4]
- Installation obligatoire de cendriers fixés et ignifugés [1][2]
La circulaire du 12 décembre 2006 précise toutefois que ces zones restent facultatives et ne constituent pas un droit exigible par les résidents [3][14].
Risques juridiques et contentieux récents
Sanctions encourues
Le non-respect des réglementations expose les établissements à plusieurs types de sanctions :
- Amende de 135 € pour défaut de signalisation ou non-respect des normes d'emplacements fumeurs [4][11]
- Responsabilité civile en cas d'incendie lié à une négligence, par exemple si les détecteurs de fumée ne sont pas fonctionnels [2][19]
Jurisprudence récente
Deux décisions récentes illustrent la complexité de ce sujet :
- Tribunal Administratif de Lyon, 2023 : Condamnation d'un EHPAD pour confiscation abusive de tabac sans base réglementaire claire dans le règlement intérieur [2]
- Cour Administrative d'Appel de Bordeaux, 2024 : Validation d'une interdiction totale de fumer motivée par des antécédents d'incendie dans l'établissement [2]
Une autre décision marquante est celle de la Cour d'Appel de Paris (2023) qui a annulé une exclusion pour tabagisme en chambre, jugée disproportionnée par rapport à l'infraction [19].
Régime juridique de l'alcool en EHPAD
Libertés et restrictions dans les espaces privatifs
- Consommation en chambre
Le Code de la santé publique n'interdit pas la détention d'alcool dans les chambres des résidents, ces espaces étant assimilés à un domicile privé [5][12][16]. Toutefois, les EHPAD peuvent instaurer certaines limitations via leur règlement intérieur :
- Restriction des quantités stockées pour des raisons de sécurité et d'hygiène [12][20]
- Contrôle des apports extérieurs pour garantir la qualité des boissons consommées [5][12]
Espaces communs et bars internes
La présence de bars ou d'espaces de convivialité où l'alcool est servi est encadrée par des règles strictes :
- Obligation d'obtenir une licence III permettant le service de boissons jusqu'à 18° d'alcool [6][7][16]
- Interdiction formelle de servir des résidents en état d'ivresse manifeste, conformément à l'article L3341-1 du Code de la santé publique [8][16]
- Plafonnement à 2 verres par jour instauré récemment par la loi "Bien vieillir" de 2024 [6][16]
Gestion de l'ivresse et responsabilités
Cadre légal de l'ivresse publique
Même en EHPAD, l'état d'ivresse manifeste est encadré par des dispositions légales :
- L'article R3353-1 du Code de la santé publique sanctionne l'ivresse manifeste par une contravention de 2e classe (35 €) [8][16]
Face à un résident en état d'ébriété, le personnel doit suivre un protocole précis :
- Alerte immédiate du médecin coordonnateur
- Isolement temporaire si nécessaire pour protéger le résident et les autres
- Documentation systématique de l'incident dans le dossier médical [12][15]
Risques pour les établissements
La gestion inappropriée de la consommation d'alcool expose les EHPAD à plusieurs risques juridiques :
- Mise en danger d'autrui (article 223-1 du Code pénal) en cas de surconsommation facilitée ou non signalée [5][12]
- Sanctions administratives pour défaut de licence III, pouvant aller jusqu'à la fermeture du bar [6][7]
- Responsabilité civile en cas d'accident survenu à un résident en état d'ébriété, si l'établissement a manqué à son devoir de surveillance [12]
Interactions médicales et risques sanitaires
Risques spécifiques liés à l'âge et aux traitements
Tabac : complications spécifiques aux personnes âgées
Pour les personnes âgées, le tabagisme présente des risques particuliers :
- Aggravation des pathologies respiratoires préexistantes
- Diminution de l'oxygénation tissulaire, retardant la cicatrisation des plaies
- Interactions avec de nombreux médicaments [19]
Alcool : sensibilité accrue et interactions médicamenteuses
La consommation d'alcool chez les personnes âgées présente des caractéristiques spécifiques :
- Sensibilité accrue aux effets de l'alcool en raison de la diminution de la masse hydrique et des capacités métaboliques [35]
- Risque augmenté de chutes et traumatismes, première cause d'accidents en EHPAD [15]
Une donnée préoccupante révèle que près d'une personne sur cinq résidant en EHPAD sans trouble cognitif serait un consommateur excessif d'alcool [33].
Interactions médicamenteuses et protocoles
Environ 30% des résidents présentent des interactions potentiellement dangereuses entre alcool/tabac et leurs traitements médicamenteux [15][18]. Les médicaments particulièrement concernés sont :
- Les psychotropes (benzodiazépines, antidépresseurs, neuroleptiques)
- Les anticoagulants
- Certains antihypertenseurs et traitements cardiaques
Face à ces risques, la Haute Autorité de Santé recommande :
- Une évaluation systématique des consommations via le questionnaire MNA (Mini Nutritional Assessment) [15]
- Une révision régulière des ordonnances pour les résidents consommateurs [15][20]
- Des protocoles de sevrage spécifiques incluant des substituts nicotiniques pour le tabac [1][19] et des entretiens motivationnels pour l'alcool [18][20]
Arbitrages éthiques et dilemmes pratiques
Tension entre autonomie et protection
La gestion de l'alcool et du tabac en EHPAD cristallise un dilemme éthique fondamental :
- Le respect de l'autonomie et des habitudes de vie, consacré par la loi du 2 janvier 2002 qui garantit le "droit au choix de vie" [11][12]
- La protection des personnes vulnérables et le devoir de sécurité qui incombe aux établissements [12][20]
Cette tension éthique se cristallise particulièrement dans le cas des résidents présentant des troubles cognitifs, où la question de la capacité à consentir devient centrale.
Critères d'arbitrage jurisprudentiels
Les tribunaux, lorsqu'ils sont amenés à trancher ces cas complexes, s'appuient sur plusieurs critères déterminants :
- La capacité de discernement du résident, évaluée médicalement [12][20]
- L'impact sur la collectivité et le respect des droits des autres résidents [19]
- La proportionnalité des mesures restrictives mises en place par l'établissement [12]
Deux décisions jurisprudentielles récentes illustrent cette approche nuancée :
- Conseil d'État, 2022 : Un EHPAD peut légitimement restreindre l'accès à l'alcool lorsque la consommation menace l'équilibre nutritionnel ou la santé du résident [12]
- Cour d'Appel de Paris, 2023 : Annulation d'une exclusion pour tabagisme en chambre, jugée disproportionnée par rapport à l'infraction commise [19]
Évolutions législatives récentes (Loi "Bien Vieillir" 2024)
Mesures concernant le tabac
La loi "Bien vieillir" du 8 avril 2024 introduit plusieurs dispositions visant à renforcer l'encadrement du tabagisme en EHPAD :
- Interdiction des cigarettes électroniques dans tous les espaces clos, y compris dans les EHPAD [11][19]
- Obligation de ventilation mécanique pour les zones fumeurs des EHPAD de plus de 100 lits [11]
Réforme de la gestion de l'alcool
Parallèlement, cette même loi modifie substantiellement l'approche de la consommation d'alcool en établissement :
- Limitation normative à deux verres d'alcool par jour par résident, sauf contre-indication médicale [6]
- Journalisation obligatoire des consommations dans le dossier médical du résident [15][20]
- Formation obligatoire des équipes aux premiers secours spécifiques en cas d'intoxication alcoolique aiguë [6][18]
Le texte prévoit également l'élaboration d'un référentiel national sur les addictions en EHPAD d'ici 2026, visant à harmoniser les pratiques et à sécuriser les démarches des établissements.
Recommandations pratiques pour les professionnels
Stratégies préventives
Approche individualisée et contractuelle
Pour une gestion optimale des consommations d'alcool et de tabac, plusieurs approches complémentaires sont recommandées :
- Élaboration de contrats individualisés : Annexer au contrat de séjour des clauses spécifiques sur les limites et modalités de consommation, adaptées au profil de chaque résident [12][20]
- Évaluation gériatrique standardisée incluant systématiquement un volet "addictions" :
- Pour le tabac : nombre de cigarettes quotidiennes, antécédents de sevrage
- Pour l'alcool : type et quantités consommées habituellement
Alternatives et substituts
- Pour le tabac :
- Mise à disposition de substituts nicotiniques remboursés par l'Assurance Maladie [1][19]
- Aménagement d'espaces extérieurs dédiés et sécurisés [2]
- Pour l'alcool :
- Organisation d'ateliers d'oenologie sans alcool
- Création de moments festifs avec cocktails sans alcool attractifs [6][15]
Gestion des risques et mesures organisationnelles
Prévention des risques d'incendie
Pour sécuriser la consommation de tabac :
- Audits trimestriels des systèmes de détection d'incendie et vérification de leur bon fonctionnement [2][19]
- Protocoles d'urgence avec simulation régulière impliquant le personnel et les services de secours locaux [2][11]
- Tabliers ignifugés à disposition pour les résidents à mobilité réduite qui souhaitent fumer [19]
Politique institutionnelle cohérente
Au niveau de l'établissement, une politique formalisée sur les substances psychoactives est indispensable :
- Inscription de la question dans le projet d'établissement avec une approche équilibrée entre liberté et sécurité [20]
- Création d'une commission pluridisciplinaire "Addictions" associant médecin coordonnateur, cadre de santé, psychologue, et représentants des résidents [15]
- Définition précise dans le règlement intérieur :
- Pour le tabac : zones autorisées, horaires, accompagnement nécessaire
- Pour l'alcool : modalités de service, quantités autorisées, protocole en cas d'ivresse [6][20]
- Formation spécifique des équipes :
- Sensibilisation au repérage précoce des consommations problématiques
- Techniques d'entretien motivationnel adaptées aux personnes âgées
- Gestion des situations de crise liées à l'alcool ou au tabac
- Protocoles d'accompagnement au sevrage progressif [18]
Études de cas et bonnes pratiques
Exemples d'approches équilibrées
Le modèle du "bar thérapeutique"
Certains EHPAD ont développé le concept de "bar thérapeutique", espace convivial avec une gestion encadrée de l'alcool :
- Service limité à des horaires fixes (généralement avant le repas du midi)
- Animation par un personnel formé, capable d'évaluer l'état du résident
- Intégration dans un projet d'animation plus large (discussions, jeux de société)
- Traçabilité des consommations dans un registre dédié [6]
Cette approche permet de maintenir un espace de socialisation tout en contrôlant les risques.
Gestion innovante du tabagisme
Des établissements ont mis en place des solutions créatives pour concilier droit de fumer et sécurité :
- Système de "blouses de fumeur" ignifugées pour les résidents à mobilité réduite
- Espaces extérieurs adaptés avec abris, chauffages en hiver et fauteuils confortables
- Accompagnement systématique par un membre du personnel formé aux premiers secours [2][19]
Partenariats et ressources externes
Le recours à des ressources externes peut enrichir considérablement l'approche de l'établissement :
- Conventions avec des équipes d'addictologie :
- Consultations avancées au sein de l'EHPAD
- Téléconsultations pour les résidents à mobilité réduite
- Formation continue des équipes [18]
- Collaborations avec des associations spécialisées :
- Groupes de parole adaptés aux personnes âgées
- Documentation et supports pédagogiques spécifiques
- Interventions de pairs-aidants seniors [15]
Mobilisation des ressources territoriales :
- Centres d'examen de santé de l'Assurance Maladie
- Consultations de tabacologie hospitalières
- Équipes mobiles de gériatrie [20]