Dans le n° 128-mai 2021  - Eric Fiat, philosophe  11862

« Il faut résister aux charmes de la nostalgie et à l'idéalisation du passé »

Professeur des universités en philosophie et éthique à l'université Gustave-Eiffel, Eric Fiat est spécialisé en éthique médicale et philosophie morale. Observateur affuté de la société, il revient avec Géroscopie sur l'impact de la crise Covid. Interview.

La crise Covid a laissé entrevoir un conflit de générations. Que dit-il de notre société ?

Ce conflit entre les jeunes et les vieux est aussi ancien que l'humanité. Ce serait manquer de mémoire que de croire qu'il est une nouveauté absolue. Il n'est pas de société sans conflit. Une société qui fait disparaître tout conflit est une société dangereuse, totalitaire. Les sociétés utopistes par exemple, qui suscitent de la sympathie de prime abord, parce qu'elles font disparaître les injustices, finissent par bâtir des sociétés totalitaires qui sacrifient les différences entre les hommes sur l'autel de l'harmonie. C'est très bien montré par Orwell entre autres. Le conflit institutionnalisé fait donc partie de nos sociétés démocratiques modernes. En ce qui concerne le conflit entre générations, il faut résister aux charmes de la nostalgie. Le geste nostalgique est toujours précédé d'un geste d'idéalisation du passé, où les vieux respectaient les jeunes, et les générations se comprenaient. Nous qui trouvons que les hommes vivent dans des rythmes effrénés, rappelons-nous que Sénèque déjà écrivait en son temps « De la brieveté de la vie ».Un texte dans lequel il explique « qu'avant, les hommes prenaient le temps de vivre ». Une récente enquête1 montre d'ailleurs qu'il n'y a actuellement pas tant de jeunes et de vieux qui se trouvent en conflits. On peut aussi imaginer une forme de ressemblance entre les jeunes et les vieux, tous deux exclus du monde de l'activité économique, et ce dans une société qui cultive les idéaux de performance.

On a pourtant entendu des discours assez violents pendant le premier confinement ?

En effet, mais nous ne devons pas nous aveugler aux réalités d'aujourd'hui. Entre la célébration du présent et sa déploration, il y a quelque chose à inventer. La philosophie politique est aujourd'hui très utile, comme l'indique Kant dans quelques textes. Il y suggère que le remède au conflit passe par « l'exercice de la pensée élargie ». Il repose sur la capacité de l'homme à tenter d'examiner la réalité d'un autre point de vue que le sien spontané, sans toutefois se mettre à la place de l'autre. La violence n'a pas d'autre origine que cette façon que les hommes ont de s'enraciner dans leur seul point de vue sur les choses, et de s'indigner que ce point de vue ne soit pas reconnu. Dès lors qu'on arrive à faire un pas de côté, immédiatement la violence est tenue en respect. C'est ce qu'on peut espérer dans le conflit intergénérationnel. Car il est tout aussi difficile d'avoir 20 ans que 80 ans en 2021. Nous pouvons aussi donner à l'imagination une valeur éthique. L'imagination n'a jamais été considérée par les philosophes comme une vertu morale, mais permettez-moi de lui donner un contenu moral, en ce sens que la capacité de s'imaginer à une autre place que la sienne est la meilleure parade possible aux incompréhensions, conflits, mépris. Il faut cependant reconnaître que souffrir, c'est être entravé dans son imagination. La douleur physique est une assignation au corps, la souffrance morale, une assignation à soi-même. Arriver à voir la réalité d'un point de vue autre que « le sien spontané » suppose qu'on n'aille pas trop mal, qu'on puisse s'oublier un peu soi-même. Or jeunes et vieux sont, durant cette crise, un peu exclus d'un monde qui pense que la dignité d'un homme est relative à son pouvoir économique.

Vous évoquez également la question de l'homogénéisation....

Oui, le troisième élément après la pensée élargie et l'imagination, est la mémoire. Je milite pour la singularité. L'homogénéisation est dangereuse. Ce qui gêne éthiquement, ce sont les postures d'indifférence, de mépris généralisé. On sort de là par la singularité et le travail de mémoire : un jeune qui sentira que sa grand-mère peut se retrouver en réanimation, ou un vieux qui se souviendra de son petit-fils étudiant en réunion zoom toute la journée... Dissoudre ce groupe en fusion et renvoyer chacun à sa propre histoire est la clef pour amener chacun à s'individualiser. La souffrance génère chez l'être humain l'enclenchement du bouc-émissaire, la recherche d'un responsable. Ça ressemble à cette image du whisky hors d'âge. Je croyais qu'il s'agissait d'un whisky tellement vieux qu'on ne pouvait pas lui donner d'âge ! En fait, c'est un flacon dans lequel sont mélangés des whiskys de plusieurs âges. Certains ont 18 ans, d'autres sont plus jeunes mais l'alliage a quelque chose de bon. Chaque être humain est plus ou moins hors d'âge. Chez une personne très âgée, subsiste encore la jeune fille de 13 ans avec ses émotions et sa timidité. Dans la jeune femme de 26 ans, il y a déjà une fatigue comme une petite vieillesse. Cela permet une écoute, une compréhension. L'âge n'est pas une assignation et dire « Ok Boomers » est d'une violence extrême, un anachronisme qui laisse à croire que toutes les personnes ayant vécu dans les années 60 furent des personnes sans considération pour la planète et ses habitants non humains.

Il faut donc considérer l'éthique comme une gymnastique, le refus de se figer dans des postures.

L'Ehpad a démontré sa capacité à protéger et prendre soin...

Durant les premières semaines de la crise, les morts en Ehpad n'étaient pas comptabilisés. Cela a généré beaucoup d'indignation. Réveiller la mauvaise conscience collective permet d'affirmer ce qu'on ne veut plus. Beaucoup de scandales ont éclaté mais je m'inquiète aujourd'hui qu'ils retombent. La solidarité et le prendre soin existaient déjà avant la crise Covid. Le mouvement des aides-soignantes en Ehpad n'était pas qu'un mouvement corporatiste mais bien une manière d'alerter sur les conditions d'exercice, visant à prévenir un risque de violence et de maltraitance. Ces jeunes femmes avaient pour les vieux résidents la colère qu'ils ne pouvaient plus exprimer eux-mêmes. On a aussi vu l'inventivité des directeurs d'Ehpad pour contourner les décisions des autorités administratives et amener de l'humanité dans les établissements.

Que penser des débats sur la fin de vie au Sénat mi-avril ?

Il est étrange qu'ils se tiennent à l'heure où l'on se bat pour que les plus fragiles ne meurent pas. Pour beaucoup, la légalisation du droit à mourir est perçue comme un progrès. Ceux qui s'y opposent sont considérés comme d'infâmes réactionnaires. De sorte que l'idée selon laquelle nous sommes en retard est assez enracinée. Il faudrait partir avant d'être vieux ? La vieillesse serait un naufrage à éviter ?... Les positions sur le sujet sont souvent un peu faciles quand on est dans son salon. Il faut partir de ce qui se passe dans la chambre, des trois coeurs qui sont ceux du mourant, de son proche et du soignant, chacun soumis à des ambivalences complexes et subtiles. Il faut éviter les postures dogmatiques et ne pas laisser le débat devenir la proie de l'opposition stérile entre « progressistes » et « réactionnaires ». Ce sujet est trop sérieux pour le laisser aux mains de ces deux figures caricaturales. C'est aussi ignorer le cadre donné par la loi Claeys-Leonetti aux soignants qui disposent avec elle, me semble-t-il, de tous les moyens pour chercher à tâtons, et avec les proches, la moins mauvaise solution.

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